Trimomètre #9 > Seringue, VO2max et champs de lave

Le dopage est un problème qui existe depuis longtemps et dont on peut dire qu’il a été développé grâce à l’argent du cyclisme en quelque sorte. Car pour minimiser les effets néfastes pour la santé tout en maximisant la « performance » sportive, le cachet des médecins spécialisés dans ce domaine était de l’ordre de 50,000$ pour la saison (source : La course secrète, Tyler Hamilton). Le « dopage de haut niveau » est donc réservé aux sports aux gros enjeux financiers, et même le dopage milieu de gamme a un coût. C’est pourquoi le triathlon n’est touché par le dopage, pour l’instant, qu’au niveau d’AGer qui en ont les moyens financiers, puisque les pros n’ont tous simplement pas les moyens de se doper et de le faire scientifiquement afin de flouer les contrôles.

Pour le dopage bas de gamme, avec des médicaments disponibles en pharmacie, c’est une histoire.

Rappelons ces chiffres :

  • Au moins 20% des AGers étaient dopés à Ironman Frankfurt, Regensburg et 70.3 Wiesbaden 2013. En attirant l’élite du système économique dans ses courses, la part d’athlètes amateurs dans les Ironman qui ont les moyens financiers de tricher augmente aussi.
  • Un sondage porté sur des athlètes de sports différents pendant les jeux olympiques avait recensé un score indécemment élevé de réponses positives à la question (sous anonymat) « prendriez un produit qui vous assurerait la victoire aux JOs mais un décès prématuré tout en étant complètement indétectable ? » (j’aurais aimé remettre la main sur ce sondage pour donner le chiffre exact). Les enjeux et les sacrifices sont tellement grands pour un athlète à l’approche d’un grand rendez-vous tel que les JOs qu’ils dépassent malheureusement le cadre de la morale et de la santé, un cadre auquel un beaucoup plus grand nombre d’amateurs arrive à se conformer, étant soumis à des enjeux moindres.

Tout ça pour introduire le fait que quel que soit le sport, lorsque l’enjeu devient grand, le dopage est plus fréquent. Même au curling, on attrape du monde.

Le cyclisme a cet avantage d’avoir attrapé bon nombre de coquins, ce qui fait qu’il n’y a plus besoin d’être un grand spécialiste pour reconnaitre une performance douteuse. Par exemple, lorsqu’un bonhomme bat le record d’Armstrong ou de Pantani dans un col, datant de l’époque où ces derniers « pissaient épais », le téléspectateur n’a pas besoin d’attendre le verdict du laboratoire de Lausanne pour savoir la composition chimique du sang du bonhomme en question.

Dans le triathlon élite, les cas positifs sont extrêmement rares. Manque de contrôles, ou manque de moyens financiers des athlètes pour se doper, ou même peut être mentalité différente, il y a matière à débat, toujours est-il qu’en manque de tricheurs épinglés au mur de la honte, on ne sait pas quels sont les effets de certains produits sur un Ironman par exemple.

Il existe cependant des données scientifiques sur divers produits dopants, et j’ai trouvé dans la littérature des études sur les effets d’une transfusion sanguine, de l’EPO, du salbutamol et de la caféine. Oui, la caféine était considéré comme un produit dopant avant 2004, puis a été retiré de la liste de l’agence mondiale antidopage car les effets vraiment avantageux de la caféine n’apparaissent qu’à une dose qui donnera à l’athlète des effets secondaires qui lui feront plus perdre du temps qu’en gagner (dose équivalente à trois litres de coca cola ou trois grandes tasses de café bien corsé).

En tout cas voilà un résumé des effets en questions. Le gain sur la VO2max (capacité d’absorption maximale de l’oxygène) est très facile à obtenir en faisant un test de VMA (vitesse maximale aérobie) ou de PMA (puissance maximale aérobie) à un athlète avant et après la prise de produits, sur un tapis ou un vélo stationnaire, avec un masque mesurant la consommation d’oxygène.

Pour le gain en endurance, c’est le temps d’épuisement qui est mesuré. On regarde au bout de combien de temps l’athlète ne peut plus continuer son effort sur une intensité d’environ 80% de sa VO2max, avant et après la prise de produits. C’est un test qui dure de 1h à 1h30.

Produits Gain sur la VO2max Gain sur l’endurance
Caféine Aucun +20-23%
Salbutamol +4.7% +29%
EPO +7-8% +9-17%
Transfusion sanguine +5-9% +23-35%

La caféine n’augmente pas la vitesse mais permet de déstocker les graisses de l’organisme qui sont recyclées en énergie d’où le gain en endurance. Le salbutamol « ouvre » les poumons, l’EPO augmente artificiellement le taux d’hématocrite (quantité de globules rouges transporteurs d’oxygène), tout comme la transfusion sanguine qui consiste à se réinjecter son propre sang (ou celui d’un donneur compatible) prélevé 15 jours auparavant. Ces trois dernières méthodes augmentent la disponibilité de l’oxygène pour les muscles, et donc le rendement de ces derniers, ce qui améliore à la fois vitesse et endurance.

Les effets mesurés ici sont ceux d’une prise immédiate. Le cas Armstrong a révélé des effets encore plus importants avec un entrainement à l’année sous produits.

Lorsque le dopage « scientifique » s’est généralisé dans le peloton du Tour de France dans les années 90, la lanterne rouge (dernier du classement) s’est mise à avoir une meilleure vitesse moyenne à l’issue des 21 étapes que les vainqueurs des années précédentes. Autrement dit, lorsque le dopage était encore méconnu, le dernier du peloton mis sous dopage scientifique aurait gagné le Tour.

Je me suis alors posé la question de ce qui arriverait à la lanterne rouge des pros à l’Ironman d’Hawaï 2015 sous prise de produits. Gagnerait-il ?

J’ai donc choisi comme cobaye Justin Daerr, puisque c’est le dernier pro de Kona 2015 au classement si on exclut ceux qui ont explosé (marathon en plus de 4h). C’était aussi le dernier du KPR (Kona Pro Ranking) à s’être qualifié pour Hawaï cette année là.

Justin, si tu lis ces lignes, sache que je m’excuse de faire des expériences sur toi, mais sache aussi que je suis persuadé de ta propreté dans le sport.

Dans la suite de cet article, nous avons donc 5 Justin Daerr : le propre, le surcaféiné (où on ignorera les effets secondaires négatifs d’une telle surdose de caféine), le sous salbutamol, le sous EPO, et le transfusé. J’ai ensuite estimé à partir des données du haut l’amélioration de Justin sous l’effet des divers produits. Pour la vitesse, le site bestbikesplit.com m’a permis d’estimer la PMA de Justin, et une performance de 1h14’44’’ sur 21.1km route trouvée sur athlinks.com m’a donné un aperçu de sa VMA. La partie compliquée a été pour l’endurance, ou comment convertir une augmentation du temps d’épuisement en une augmentation du pourcentage de VO2max sur un effort long. Par exemple, les pros roulent à 79-80% de leur FTP sur 180km. Sous EPO, qui augmente l’endurance (temps d’épuisement augmenté de 17%), quel est le nouveau pourcentage d’effort sur 180km ? 80.5, 81, 82% ? J’ai donc beaucoup jonglé entre les sites de bestbikeplit.com et mcmillanrunning.com pour arriver à faire une estimation la plus juste possible sur le pourcentage d’effort maximal tenu sur les 180km de vélo et les 42.2km de course à pied.

Produits Temps vélo, classement en T2, écart du 1er Temps course, Temps total, classement final, écart du 1er
« Pan y agua » 4:52:17, 57ème, 31:12 3:19:30, 9:13:58, 50ème, 59:18
Caffeine 4:51:12, 53ème, 30:07 3:15:28, 9:08:51, 41ème, 54:11
Salbutamol 4:43:30, 31ème, 22:25 3:05:30, 8:51:11, 22ème, 36:31
EPO 4:41:18, 29ème, 20:13 3:02:10, 8:45:40, 18ème, 31:00
Transfusion sanguine 4:39:40, 26ème, 18:35 2:59:21, 8:41:12, 16ème, 26:32

Les résultats montrent que la meilleure performance vient du Justin transfusé, qui retranche dans ce cas-ci 33 minutes à son temps final et passe de la 50ème à la 16ème place du général (gain de 5.9% sur le temps « propre »), mais cela permet à un athlète à la limite de la qualification de passer dans le top mondial. Si la caféine à grosse dose donne permet de gagner un 5 minutes sur Ironman (0.9% de gain), ce résultats est tourné au ridicule lorsque comparé aux gains des autres produits (4.1% pour le sabutamol, 5.1% pour l’EPO).

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Le top 19 de la course est situé à moins de 33 minutes du vainqueur Jan Frodeno. Potentiellement, un dopé dans le top 19 peut remporter la course. Mais il faudrait faire de meilleures estimations, car un athlète du top 19 a une VMA, PMA et des pourcentages d’effort différents de ceux de Justin Daerr. Mais l’ordre de grandeur du gain donne matière à s’inquiéter si le dopage scientifique perçait dans le triathlon longue distance.

Ces estimations sont peut être très hasardeuses, car les produits dopants donnent des effets différents sur la durée. Tyler Hamilton disait dans son livre que sur les courses de cyclisme très courtes, les dopés à l’EPO n’avait pas un gros avantage sur les non dopés, mais sur les courses longues, il était impossible pour un coureur « pan y agua » (qui ne marche qu’au pain et à l’eau claire) de s’imposer. Sur un Ironman, le gain dû aux produits dopants pourrait être plus ou moins important que ceux estimés ici depuis des articles scientifiques sur des tests finalement assez courts (de l’ordre de 1h30).

Le mot de la fin, c’est qu’on n’a pas réussi à fabriquer un champion du monde à partir du dernier du peloton, ouf ! Mais ce dont on ne sait rien, car il n’existe pas d’étude à ce propos, c’est l’effet dit « cocktail », ou les effets positifs totaux liés à la prise combinée de plusieurs produits, car dans le cyclisme, les coquins ne se limitent pas à un seul produit.

Bien entendu, cette estimation des gains possibles en trichant n’est pas du tout dans le sens d’inciter à la tricherie, mais se veut plutôt un argument de plus pointant l’importance des contrôles et des sanctions dans le triathlon, de façon proportionnelle aux enjeux financiers d’une course.

Sources :

  • Blood Doping : Infusions, Erythropoietin and Artificial Blood, E. Randy Eichner, Sport Medicine, 2007.
  • Effect of rhEPO administration on serum levels of sTfR and cycling performance, Kare I. Birkeland et al., Medicine & Science in Sports&Exercise, 2000.
  • Effect of salbutamol on muscle strength and endurance performance in
    nonasthmatic men, Marleen A. Van Baak et al., Medicine & Science in Sports&Exercise, 2000.
  • The Effect of Different Dosages of Caffeine on Endurance Performance Time
    W. J. Pasman et al., International Journal of Sports Medicine, 1995.
  •  Effects of caffeine ingestion on metabolism and exercise performance, D. L. Costill et al., Medicine and Science in Sports, 1978.
4 commentaires
  1. D’ après votre article la prise de caféine est en surdose à partir de 225/250mg (3 gdes tasses corsées). Ce qui est l’équivalent d’une ampoule de guarana et deux gels caféinés. Sur IM on y est très vite. Je pense que je ne dois pas être le seul à découvrir ce soir que j’ai malheureusement un comportement de dopé.
    ça m’inquiète énormément.

    1. Non comme signalé dans l’article, la caféine n’est plus un produit dopant.
      Ensuite, en diluant la prise sur la durée d’un Ironman, je ne sais pas si tu rentre dans le cadre décrit par l’étude où les athlètes prenaient la dose en une seule fois avant de faire un test d’épuisement d’une durée d’une heure trente.
      Comme je le signale, mes estimations ont des limites. Prendre une surdose avant ton ironman n’implique pas forcément que les effets seront encore visibles après 8 ou 9h comme je le suppose.Pour que les gains visibles sur l’étude scientifique soient valables sur un Ironman, il faudrait maintenir la surdose de caféine, en continuant de se caféiner, et au final tu gagnerais peut être 5 min mais en perdrais 10 aux toilettes. Voilà pourquoi la caféine n’est plus considérée comme un produit dopant. En revanche il y a des secondes à gratter grâce à la caféine en dose normale, c’est sûr, et il y a peu être un dopage mental (légal) sur l’attention et la concentration non négligeable.
      En tout cas, la présence de la caféine dans mon tableau est juste à titre de comparaison avec les vrai produits dopants, qui, eux, ont des effets à plus long terme, ce qui rends les gains estimés de l’article plus réalistes que ceux de la caféine. Mais encore là, impossible d’en être sûr

      Il existe beaucoup de ‘pratiques dopantes autorisées’. Par définition, un stage en altitude, un café, une boisson sucrée sont toutes des pratiques dopantes, mais qui sont naturelles et donc légales.

      C’est l’AMA qui décide de celle qui sont légales ou illégales chaque année.
      Et dans les 20% de AG dopés sur les Ironman allemands en 2013, il ne s’agissait pas bien entendu de stage en altitude ou de tasses de café !

  2. Je suis moyennement en accord avec les propos. Tout d’abord, je pense qu’il est faux de prétendre que les pros ne se dopent pas par manque de moyens financiers. J’ai pas dit que les émoluments des triathlètes dépassent les golfeurs (arf…), mais quand même, soyons lucides, à l’heure des « grosses écuries » comme Team Bahrain ou autre, on peut dire qu’il y a des structures assez riches. Et puis certains pays peuvent bénéficier d’un background intéressant qui peuvent ensuite faire bénéficier d’autres athlètes, suivez mon regard vers Astana….

    Autre chose, la comparaison cyclisme / triathlon LD est hasardeuse. Il faudrait comparer les classements de CLM et le IM pour voir les effets pervers du dopage. Parce que la tricherie dans le cyclisme est d’autant plus monumental, qu’il s’agit souvent d’une emprise d’une équipe sur les autres. Le fameux train bleu des années 2000, ou la sky plus récemment : quand tu as encore 6 surcyclistes qui explosent toute concurrence pour placer le septième dans le col, l’effet est plus pernicieux qu’à Kona. Non ?!

    1. En effet, il y a plein de produits disponibles qui ne sont pas si onéreux. En fait, le vrai probilème en Ironman & Co, c’est que les tests inopinés sont très rares. De plus, il suffit pour un pro de s’entrainer dans des lieux difficilement accessibles…