Alberto Trillo se fait trimer > le triathlon élite espagnol expliqué par son spécialiste.

Alberto Trillo est l’un des rares journalistes qui tentent de ne pas décrire l’ITU, mais bien de l’analyser. En tant qu’ancien élite ITU et vice-champion U23 espagnol, il est l’un des rares journalistes qui connait le sport triple des deux bords, d’ailleurs, il a créé l’une des rares publications uniquement sur l’ITU avec Potoontri en 2015. Ces textes avec Laurent Vidal, Brett Sutton ou encore Lisa Norden ont marqué le milieu.
Ce collaborateur du Revista Triatlón, soit le magazine bimensuel le plus important en Espagne est l’un des ces individus étrangers  avec qui ont échangent fréquemment afin de partager nos impressions et connaitre leur appréciation sur les dernières actualités. Ce qui nous a toujours fascinés avec l’ITU c’est le manque de curiosité sur les réalités des autres. Si certains élites se plaignent de leurs réalités, on ne devrait pas juger sans savoir ce qu’il se fait ailleurs. Alberto a accepté de jouer le jeu en répondant à nos questions sur l’actualité triathlétique espagnole. 

Avec le succès actuel des Espagnols sur l’ITU, on imagine que le sport est très populaire, mais est-ce vraiment le cas?

Oui, c’est un fait, le triathlon a grandi à tous les niveaux ces dernières années. Je me rappelle encore il y a douze ans, quand Raña avait été sacré champion du monde, on était allé nager ensemble dans une rivière. Ils avaient appelé le gardien de la forêt parce qu’ils pensaient qu’on était en train de faire de la pêche sous-marine ( ?!).

On leur avait expliqué qu’on était des triathlètes, mais ils ne connaissaient pas du tout ce sport!  Je pense qu’aujourd’hui, ça ne se serait pas passé comme ça. Le triathlon a su bien surfer la nouvelle vague qui a commencé avec la crise en 2008 et surtout grâce à la popularisation des réseaux sociaux (je pense que cela se vérifie aussi au niveau mondial et pas seulement en Espagne). À mon avis, cela a été le déclencheur de la popularisation du sport en général (traversées à la nage, course vélo, course à pied…) et du triathlon en particulier, quoiqu’on aime ça ou pas. Si l’on ajoute le fait que nous avons de grandes références dans le pays (Raña, Gómez, Mola…), qui sont aussi admirables au niveau personnel, et que dans le climat est généralement excellent pour la pratique du triathlon, les conditions sont effectivement réunies.

Mais comment expliques-tu qu’ironman gagne du terrain?

En Espagne, la longue distance est de plus en plus populaire, il y a vraiment un boom : plus d’épreuves, plus de participants, etc… mais par contre, les épreuves ITU sont selon moi, encore plus suivies que l’Ironman. Peut-être qu’il ne manque plus qu’un Javier Gómez qui gagne Kona…

Alors j’imagine que le passage de Javier Gomez en longue distance est déjà très attendu…

Bien sûr, on est beaucoup à l’attendre! J’aimerais voir où il peut amener la longue distance. Par ses qualités de fondeur, je pense qu’il sera encore meilleur dans ce type des distances.

D’ailleurs, je pense que Gómez n’est pas en mesure d’exprimer tout son potentiel en courte distance.

Reste à voir son niveau d’adaptation à la chaleur et l’humidité de Kona ainsi que sa motivation après toutes ces années sans interruption au plus haut niveau. Il est vraiment impressionnant dans sa capacité de travail, de récupération…

J’ai hâte de voir s’il pourra courir au-dessous de 2h35 à Kona. Profitant des engagements publicitaires qui l’ont offert de se rendre à Kona pour voir la course en direct, mais aussi de reconnaître le parcours, à mon avis, cela démontre son intérêt pour cette course.

Mais, dis-moi, quel est le niveau de reconnaissance de Javier en Espagne?

Il est de plus en plus reconnu, particulièrement chez lui en Galice. Le fait que Javier Gómez ait été cinq fois champion du monde en 2015 lui a finalement permis d’exploser en 2016, quelques mois après, il a commencé à être sollicité par de grandes entreprises, mais surtout, il a été reconnu au niveau populaire grâce à la distinction « Premio Princesa de Asturias » . En Espagne, c’est très reconnu et même si cela est souvent sujet à la polémique.

On a toujours dit qu’il l’aurait mérité bien avant, mais enfin, c’est un prix médiatique qui cherche avant tout la retombée, donc le personnage choisi doit avoir un profil distinct pour cela, ce n’est pas seulement le palmarès ou l’exploit sportif qui est souligné. Heureusement, la communauté l’a reconnu tel qu’il le mérite depuis longtemps…

Mais tu sais, de l’autre côté de la frontière, on voit Javier Gomez comme un athlète assez réservé…

Je trouve qu’il essaie de se protéger afin de pouvoir se concentrer sur son boulot. Il n’est pas ce que l’on peut appeler une vedette, il est un super professionnel du triathlon.

En fait, il est extrêmement professionnel. Il prend soin de tous les détails, et aussi de grandes choses, plus basiques, qu’on oublie souvent, mais qui font la partie essentielle de l’entraînement: le repos, les étirements, etc.

Il sait bien que les distractions (média, publicité) sont une fuite d’énergie importante, et comme super professionnel qu’il est, il essaie d’éviter tout cela. Il délègue dans son manager, son entraîneur et le reste de son équipe pour que tous ensemble réussissent les objectifs ambitieux qu’il se fixe.

Il essaie aussi de protéger sa vie personnelle et il existe une sorte de pacte tacite afin que personne n’en parle, c’est aussi vrai pour les journalistes et même si l’on sait certaines circonstances.

Il est très respecté, voire adoré, d’ailleurs, je crois que cela n’est pas toujours bénéfique pour un athlète…

À part ça, je trouve que sa politique de communication, parfois trop resserrée, lui a quelques fois porté préjudice.

En tous cas, je dois dire qu’au niveau personnel, il est une personne très polie et agréable, peut-être un peu réservé ou timide, c’est qui est aussi compréhensible quand quelqu’un est timide par nature et doit s’affronter à la popularité.

Lors de la Grande Finale à Cozumel, on a vu plusieurs commentaires d’athlètes espagnols évoquer un comportement anti sportif et fréquent de la part des Brownlee… 

Je pense qu’ils sont perçus, enfin surtout Alistair, comme un peu sales dans leurs tactiques, et très agressives en course (dans le bon sens), ainsi que comme des adversaires très difficiles à battre.

À part cela, il y a toujours ce sentiment nationaliste qui est présent dans le sport, et le triathlon, avec sa popularisation, l’incarne malheureusement de plus en plus.

C’est vraiment dommage. Je veux dire : bien évidemment, je connais personnellement les Espagnols et je préfère qu’ils gagnent (mais pas seulement parce qu’ils représentent l’Espagne, mais parce que je les connais et affectionne), mais je me fais aussi également plaisir quand Alistair fait une de ces courses incroyables dans lesquelles il faut juste dire ´chapeau, Mr. Brownlee´.

À la fin, ceux qui aiment bien le triathlon ils se réjouissent avec sport de soi, au-delà du drapeau de ceux et celles qui gagnent, mais je comprends aussi la dynamique du « supporter ».

En Espagne, par exemple, à un moment donné vers les Jeux olympiques de Pekin 2008, il y avait même une sorte de division entre ceux qui encourageaient Gómez et ceux pour Raña. Je comprends qu’ils ont des styles très différents et que chacun peut s’identifier mieux avec l’un ou l’autre, mais je pense que le triathlon est un sport honnête et que le résultat dit toujours sacré celui qui a été le meilleur.

Alarza, Mola, Gomez sont tous avec des structures indépendantes et ne s’entrainent pas ensemble. Est-ce que la fédération a déjà tenté de les rassembler?

Je ne suis pas au courant, mais je n’ai jamais entendu une telle initiative.

Chacun a pris son chemin, a son groupe d’entraînement et je pense que c’est la meilleure façon pour après rester de bons amis et montrer toujours une attitude sportive admirable. De l’autre côté, la fédération s’occupe plus du développement des athlètes plus jeunes et laisse voler à ceux qui sont déjà les meilleurs du monde. Je trouve que c’est un bon arrangement.

D’ailleurs, on remarque une certaine fraternité chez les Espagnols. Ils semblent sincèrement contents du succès de leurs compatriotes…

Ils s’entendent bien entre eux. Ils se respectent et apprennent les uns des autres. C’est en quelque sorte l’héritage de Iván Raña avec son attitude sportive et naturelle. Quand il a pris Gómez très jeune pour s’entraîner avec lui, il était déjà champion du monde.

Alors Gómez a pu apprendre de Raña pour devenir le meilleur du monde.

Raña a toujours reconnu l’immense talent de Gómez et même s’il croyait toujours pouvoir le battre le jour de la course. D’ailleurs, Mola s’est aussi entraîné avec Rañaavant les jeux de Londres.

Un jour Raña m’a dit que tout ce qui lui avait pris 15 ans pour se développer, Mola pouvait l’apprendre en 3 ans. Maintenant, il apprend aussi de Gómez, et les plus jeunes de lui. Voilà l´évolution.

De l’extérieur, on a d’ailleurs l’impression que la fédération espagnole est très en retrait, elle ne tente pas d’imposer une stratégie commune… sans Gomez à Rio, ne faillait-il offrir un domestique à Mario Mola?

Je ne crois pas en cette théorie. Tenant compte que l’Espagne avait 4 entre les 10 meilleurs du monde… je pense qu’il fallait laisser l’opportunité aux meilleurs de s’exprimer. Sacrifier un des trois athlètes n’aurait pas eu de sens et même avec l’absence de Gómez.

Au-délà des polémiques qui disent que le domestique britannique était seulement dans le groupe de chasse pour déranger et empêcher son organisation, je pense que les Brownlee auraient quand même gagné. Une seule personne à vélo sur un parcours à Rio ne peut pas créer ce type de dommage.

La différence se fait à la sortie de la T1. Entre Mario Mola et le dernier qui a fait le groupe de tête, il y avait 9 secondes d’écart.

Donc, s’il avait nagé 9 secondes plus vite, très probablement qu’aujourd’hui, les Espagnols auraient au moins une médaille olympique sur ces jeux, et personne ne soulèverait la question du domestique!

Dans la communauté internationale, on décrit fréquemment les Espagnols comme des athlètes faisant énormément de courses. Sachant que l’Espagne n’a pas gagné de médaille aux JO de Rio, est-ce que cet aspect a été soulevé en Espagne?

Je pense qu’on parle de deux choses différentes. Ils ont beaucoup couru l’année dernière, mais cela reste leur décision. Je pense que cela n’a rien à voir avec le résultat à Rio. Comme je te l’ai mentionné, dans le cas de Mario Mola, cela se joue finalement à quelques secondes en natation…

Mais comment expliques-tu ce succès généralisé des Espagnols en ITU?

Je pense que tout commence avec la folie de Iván Raña et de son entraîneur César Varela, le jour en 1995 qu’ils ont décidé que Iván allait devenir champion du monde.

Ils n’avaient pas de grands moyens, ni connaissances, mais ils y ont cru, et en seulement sept ans ils ont réussi cette tâche incroyable pour n’importe qui en Espagne à l’époque.

Comme j’ai dit tout à l’heure, Raña a su partager beaucoup à Gómez et puis les fédérations nationales et régionales ont aussi fait un bon travail avec des centres des formations et des programmes d’identification de talents.  Celui-ci qui a révélé la génération connue comme « niños de oro » (enfants d’or) dans laquelle on compte Alarza, Hernandez, Mola, Abuín…

Après… c’est aussi le talent des individus, tant les athlètes comme des entraîneurs, et son travail et dévouement personnel.

À quoi t’attends-tu pour la prochaine saison ITU? As-tu le sentiment que l’année sera très différente?

Je pense que Gómez va imposer sa régularité d’ici la fin de la saison, et que cela marquera probablement sa fin de sa carrière en ITU.

C’est ce que j’imagine après ses récentes déclarations, enfin je n’en suis pas totalement certain! Il affectionne tellement le corps à corps si particulier à l’ITU.

Je pense qu’Alistair Brownlee fera le spectacle chez lui à Leeds et dans la Grande Finale. Jonathan, s’il se récupère bientôt, je pense, qui pourrait aussi donner la bataille pour le titre. Mola et Murray seront sûrement aussi dans la lutte, mais à mon avis, en distance olympique ils sont un pas derrière Gómez et les Brownlee.

Chez les filles, je crois que si Flora Duffy est dans la même condition que l’année dernière, elle sera très difficile à battre… sauf si l’on retrouve à nouveau la grande Vanessa Fernandes. Puis on verra Stimpson, Hewitt, Zaferes… et peut-être l’évolution de Summer Cook. J’espère bien qu’on verra de nouvelles athlètes débarquer et briller rapidement sur le circuit.

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